A.F. : La situation après les dernières élections législatives peut être seulement à première vue considérée comme un réveil de l’activité politique des citoyens russes. Si on regarde cela plus minutieusement, elle s’avère plus difficile et plus triste. C’est un fait que la Russie a, de temps en temps au cours des dernières années, connu des protestations qui ont attiré plusieurs milliers de participants. Il suffit de rappeler les soi-disant « Marches dissidentes » qui ont eu lieu en 2006-2008 et qui ont été organisées par un certain nombre de mouvements d’opposition, y compris les partis libéraux. Bien sûr, les protestations actuelles dans la capitale de la Russie rassemblent beaucoup plus de monde – jusqu’à 100 000 participants (24 décembre), mais une autre question se pose : qu’est-ce qui motive ces gens ?
Selon les enquêtes sociologiques, la principale base sociale des manifestants est la classe moyenne très aisée, « des gens sans problèmes économiques », comme l’a écrit le Times. Et ils ne sont pas tant troublés par la politique comme telle que, plus spécifiquement, par le monopole du parti dirigeant au pouvoir. Beaucoup de gens sont fatigués des mensonges, de la propagande systématique dans les médias et de l’uniformité dans les hautes sphères du pouvoir. Ils exigent qu’on leur « rende leur voix » : ils ne réclament aucune réforme sérieuse du système politique de la Russie, rien qui aille au-delà du droit « de choisir un maître juste ».
Ainsi, je considère la situation comme très loin même d’un début de réveil purement politique. D’autant plus que les meetings dans la province russe dans son ensemble ont connu peu d’affluence. Concernant les rassemblements organisés dans le pays le 10 décembre, les chiffres sont très modestes : de quelques centaines de personnes (Tver, Penza, Piatigorsk, etc.) à plusieurs milliers (Novossibirsk, Krasnoïarsk, etc.) et une culmination à Saint-Pétersbourg avec 7000 participants.
D.R. : Je pense qu’on peut parler d’un début dans une certaine mesure. Certes, une grande partie de la population est fatiguée de la propagande et des mensonges idéologiques déversés des écrans de télévision. D’autant plus que ses images idylliques de la « modernisation » et de la croissance du niveau de vie sont très loin de la réalité. Quelques-unes de mes connaissances ont pris part aux travaux des commissions électorales locales, et selon leurs dires, des fraudes massives ont eu lieu à différents niveaux et lors des dernières élections, et dans le passé. Cela perturbe également la forte proportion de ceux qui votent pour les partis d’opposition.
Cependant, il faut garder à l’esprit que les protestations de décembre 2011 n’ont pas rassemblé une partie vraiment large de la population des villes en Russie. En particulier, en comparaison avec les manifestations de masse et les rassemblements qui ont eu lieu lors de la chute du Parti communiste (PCUS) en 1989-1991, quand les rues de Moscou et de Leningrad ont été envahies par plusieurs centaines de milliers (jusqu’à un million) de personnes, ce ne sont pas des résultats importants. Mais comparé aux manifestations à l’appel de différentes forces politiques, organisations de la société civile et initiatives sociales dans les années 2000, on peut parler d’une augmentation très forte de l’activité.
C’est à cette aune que nous devons évaluer la spécificité des manifestations de décembre. Il ne s’agit pas de manifestations de masse de personnes socialement défavorisées, exprimant les aspirations des déshérités. Les participants n’ont formulé aucun slogan social visant à contrer les réformes néo-libérales. Plus encore, une proportion significative des participants des manifestations à Moscou appartiennent à la « classe moyenne », selon les résultats des enquêtes sociologiques réalisées par le Levada Center. La bourgeoisie russe, les top-managers étroitement liés à elle, et les autres employés hautement rémunérés sont mécontents que la bureaucratie gouvernementale les contraigne sans cesse à « partager » leurs revenus. Une certaine portion du profit du business passe aux mains de hauts fonctionnaires en échange d’offres de possibilités pour des activités commerciales. Un rôle important est joué par un système de « relation personnelle » et autres formes de corruption.
Selon certains observateurs et participants, dans les villes de province, vous pouvez rencontrer des représentants de franges vulnérables de la population dans des proportions beaucoup plus grandes qu’à Moscou. Mais ils n’organisent pas leurs manifestations indépendamment du discours de la « classe moyenne » et ne reflètent pas toutes les autres exigences en leur donnant un caractère de revendications sociales.
Il est nécessaire de noter que les manifestations débutées les 6 et 7 décembre, et ayant abouti à un rassemblement de masse le 10 décembre, ne sont pas totalement spontanées. Ce sont plutôt une campagne de protestation pré-planifiée par l’opposition. Bien sûr, les participants sont venus volontairement. La plupart d’entre eux ne sont pas des gens politiquement engagés. Mais parmi eux, nombreux sont ceux qui ont été mobilisés par les partis politiques et différentes organisations. Un rôle important, selon les informations disponibles, a été joué par les organisations des droits de l’homme, ainsi que par les représentants des mouvements sociaux (en particulier les défenseurs de l’environnement et les automobilistes).
Lorsque vous écoutez les reportages diffusés sur Radio Liberty, par exemple, il était évident que de nombreuses organisations des droits de l’homme avaient préparé les manifestations à l’avance, les numéros de téléphone de contact avaient été définis, etc.
V.D. : Je qualifierais les manifestations de décembre à Moscou de « révoltes de yuppies ». C’est ainsi que la majorité des participants interviewés se sont appelés : des « professionnels » Dans une large mesure, ce n’est même pas la « classe moyenne », c’est le sommet de la « classe moyenne », des gens avec des sentiments darwinistes sociaux et néo-libéraux. C’est une sorte de « bourgeoisie psychologique ». Sans surprise, ils ne sont pas intéressés par les questions sociales et économiques, et encore moins par les salaires très bas de la grande majorité de la population (le « yuppie » russe ne gagne pas moins que ses collègues de l’Ouest), par la marchandisation de l’éducation et de la santé (ils peuvent se permettre d’étudier à l’étranger, et d’avoir « un mode de vie sain »). Ils sont indignés que l’oligarchie des banquiers et des services secrets ne leur permette pas d’accéder eux aussi au pouvoir.
En cela, les rebelles russes « yuppies » rappellent fortement la bourgeoisie des siècles passés, qui a fomenté une révolution contre la monarchie absolutiste. Comment se fait-il, – disait la vieille bourgeoisie – que nous, l’épine dorsale de la nation, le fondement de son économie, la force vive du pays et la base de la puissance économique, nous qui payons toutes les taxes, soyons écartés du pouvoir ? Pourquoi devons-nous garder ces fonctionnaires incompétents et corrompus, cette Cour royale avide et peu rentable, ces monopoles dégradés de longue date, incapables de concurrence libre et loyale avec nous ? C’est celui qui paye l’orchestre qui choisit la musique.
Comme leurs prédécesseurs bourgeois, les « yuppies » russes agitent le drapeau du parlementarisme et des élections libres. Et en fait, de l’omnipotence illimitée du gros argent, dictature déclarée des happy few, de la ploutocratie.
Ce modèle a prévalu à Moscou et à Saint-Pétersbourg, bien qu’il y ait des gens ordinaires parmi les manifestants qui en ont tout simplement marre du poutinisme autoritaire. Mais, malheureusement, ce ne sont pas ces gens-là qui donnent le ton.
L’opposition officielle est très divisée entre libéraux, conservateurs, communistes et nationalistes, et ne dessine aucune alternative souhaitable. Quelle est l’attitude des différents secteurs de la population à leur égard ? Quels sont les rapports de forces idéologiques au sein du peuple russe ?
A.F. : Tout d’abord, je voudrai préciser le spectre politique. On ne peut pas seulement parler de « libéraux, conservateurs, communistes et nationalistes », la situation est plus confuse, et il semble que les éléments suivants existent :
Les libéraux sont divisés entre nationalistes et partisans du « modèle occidental ». En même temps, ces deux tendances se composent de sociaux-libéraux et néolibéraux ;
Les communistes sont en réalité National-communistes. On les appelle aussi conservateurs.
La population en général reste hors de l’idéologie. Les protestataires contre les politiques du parti au pouvoir sont prêts à soutenir toute force politique qui se manifeste comme opposant au régime. Quant aux rapports de forces idéologiques, le grand public est fortement désidéologisé, et c’est pourquoi nous ne pouvons parler que de l’état d’esprit prévalu qui prévaut. Et cet état d’esprit est en général conservateur (nostalgie de l’État-providence autoritaire de l’URSS) et nationaliste. Beaucoup de gens partagent des idées libérales au niveau des valeurs (liberté d’expression, de réunion, etc.), mais la plupart de ces mêmes personnes sont prêtes à restreindre toutes les libertés pour « les ennemis de la Russie ». Cependant, certaines personnes sont nostalgiques du début des années 1990, car à cette époque ces « libertés libérales » étaient significativement plus élevées que dans les années 2000. Elles ont connu un déclin graduel après le putsch manqué d’octobre 1993. Pour la majorité de ceux qui prônent une telle position, l’aspect économique de cette période est nettement moins important.
D.R. : Je pense qu’on peut classer l’opposition officielle d’après d’autres critère. D’abord, les partis libéraux. Ils sont représentés par les forces « social-libérales » (le parti Yabloko) et aussi bien par les forces néolibérales. Parmi ces dernières, on trouve la majorité des organisations qui ont créé le Parti de la liberté populaire – « Pour une Russie sans arbitraire ni corruption » (Parnas) et une faction du parti La Cause Droite dirigé par le milliardaire Mikhaïl Prokhorov. Il y a aussi des forces national-libérales : elles sont représentées par le mouvement l’Autre Russie, par quelques membres du Parnas, par le Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR) et par un certain nombre de petites organisations. Si nous parlons des conservateurs, communistes et nationalistes, on peut trouver ici beaucoup d’intersections. L’idéologie nationaliste et conservatrice est largement partagée aussi par le parti dirigeant Russie Unie, par le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF), par le Parti libéral-démocrate, et par le parti Russie Juste qui a des positions social-démocrates ou social-libérales.
En effet, on peut parler d’hégémonie culturelle des valeurs conservatrices dans la conscience sociale de la Russie actuelle. Dans les années 1990 et 2000, certains politologues ont même qualifié la Russie d’aujourd’hui de pays de la « révolution conservatrice ». Parmi les valeurs conservatrices partagées par la vaste majorité des politiciens, on peut mentionner les suivantes :
Un patriotisme étatique impérial, s’exprimant dans une rhétorique anti-occidentale et dans les idées qui défendent la nécessité de renforcer la puissance militaire et l’hégémonie internationale de la Russie ;
L’étatisme, allant jusqu’à la nostalgie pour un leader charismatique fort, et jusqu’à la compréhension d’un pouvoir d’Etat fort sur les citoyens comme moyen universel de salut face aux problèmes sociaux actuels ;
Le patriarcat, qui se manifeste dans une rhétorique en faveur du renforcement des familles, de l’augmentation du taux de natalité (par opposition à la réduction du nombre des Slaves authentiques, et contre l’homophobie ;
Le nationalisme ethnique qui se manifeste en particulier dans les sentiments anti-immigrés par rapport aux immigrants d’Asie centrale et du Caucase ;
l’attachement à la religion orthodoxe ou islamique modérée.
Dans cette perspective, le même Parti communiste n’est pas « communiste » mais plutôt social-conservateur, qui combine l’engagement à des valeurs conservatrices avec un programme de nationalisations partielles, et en termes historiques, avec la défense de la figure de Staline et de l’URSS comme une puissance impériale. Mais il y a aussi des nationalistes qui ne partagent pas les sympathies « communistes » staliniennes associées à la nostalgie du capitalisme d’Etat soviétique.
Aucun des partis politiques représentant l’opposition officielle n’a le soutien de la majorité de la population. Les initiatives civiles qui protestent contre les violations de leurs droits, sans aucun doute, ne sont prêtes à utiliser les services d’aucun parti ou organisation. Pour beaucoup de gens, il n’y a même pas de grande différence, par exemple, entre des organisations aussi diverses que le parti Yabloko, le Parti communiste, les trotskistes ou les anarchistes. Il est certain que la majorité apolitique de la population exprime son antipathie pour le régime existant. Mais sa position sur les libertés démocratiques est ambiguë. D’une part, elles sont perçues comme un moyen de protection contre les pouvoirs arbitraires. En même temps, ceux qui partagent les convictions conservatrices ont tendance à lier la mise en œuvre de leurs aspirations pour l’avenir avec un certain régime autoritaire, qui peut priver les libéraux et autres « ennemis de la Russie » de la possibilité de toute activité politique.
On doit noter que le concept de « démocratie » est fortement discrédité en Russie. Il est associé soit à l’ère Eltsine, qui est perçue comme une période de pillage total et d’« humiliation nationale », ou de couverture idéologique pour l’expansion militaire des États-Unis et d’autres pays de « l’Occident ». Les idées libérales sont attrayantes pour une large part des membres de la bourgeoisie et de la « classe moyenne », et aussi de l’intelligentsia.
V.D. : En janvier, le bloc de l’opposition a pris officiellement la forme du « Mouvement civique ». Cette opposition se compose de quatre parties : les libéraux (partis libéraux, des groupes de droits de l’homme), les « gauches » (le groupe « Front de Gauche », dans sa majorité stalinien, qui a conclu une entente avec le Parti communiste de la Fédération de Russie ; des représentants de Russie Juste), les nationalistes (les néo-fascistes, l’extrême droite, le mouvement contre les immigrants) et des représentants du « public » (journalistes, élites médiatiques, etc.). Tous sont représentés dans les organes directeurs et les comités du bloc de l’opposition et ont le droit de parole lors des manifestations.
Grâce à sa participation dans le bloc de l’opposition, l’extrême droite reçoit de fait une légitimité sociale et politique. Elle devient un acteur à part entière du jeu politique au niveau national, et cela ne peut manquer d’inquiéter. Les leaders de l’opposition cherchent à coopérer avec les nationalistes et les néo-fascistes. Ils veulent ainsi augmenter la force et le nombre d’élus de l’opposition. Dans la réalité, ils reconnaissent par là que les sentiments nationalistes sont forts dans la population, mais qu’ils n’ont pas l’intention de les combattre. Ils préfèrent les utiliser pour se débarrasser ensemble de Poutine, afin, dans un deuxième temps, de faire face à leurs concurrents.
Comment sont perçus les mouvements de contestation qui ont parcouru une partie du monde, au Maghreb, en Europe, aux Etats-Unis ? Existe-t-il des franges de la population, ou des milieux, qui y voient une source d’inspiration et souhaitent un renversement de l’ordre actuel pour l’instauration d’une démocratie directe ?
A.F. : Selon la disposition des esprits dans la société russe, en général, la population est plus ou moins indifférente vis-à-vis des mouvements de protestation à l’étranger. Par conséquent, on ne peut pas dire que quelque segment sérieux de la population que ce soit voie en eux un exemple. Ce sont des exemples qui n’ont d’intérêt que pour une petite couche de gauche radicale des différentes tendances. Un intérêt beaucoup plus grand en Russie a été suscité par les événements en Libye. Les sentiments nationalistes motivent la condamnation de l’agression de ce pays par l’OTAN. Les développements aux Etats-Unis peuvent être aussi une source d’intérêt parce que ce pays continue de rester aux yeux de beaucoup de gens l’ennemi numéro un. Pourtant, les protestations aux Etats-Unis servent parfois comme une occasion d’exprimer une joie mauvaise, nationaliste et anti-américaine.
D.R. : Nous n’observons aucun intérêt particulier pour ces événements dans le reste de la population russe. L’intérêt ne touche qu’une petite frange de groupes politiquement engagés et aussi les experts en analyses. Certains militants politiques peuvent y voir une source d’inspiration. Mais ils sont invisibles dans le paysage politique de la Russie. La majorité de la population condamne l’invasion de l’OTAN en Libye comme toute autre action de cette alliance. Les partisans de tendances libérales approuvent cette action, au contraire.
V.D. : Les protestations dans le monde entier ont suscité un intérêt principalement chez les militants politiques. Ainsi, l’approche majoritairement indifférenciée prédomine : toutes les protestations sont souvent mélangées ensemble. Par exemple, la plupart de la gauche radicale ici ne voit pas de différence fondamentale entre les protestations en Egypte, les événements en Libye ou en Syrie d’un côté, et le mouvement du 15 mai en Espagne, ou le mouvement « Occupy » de l’autre. Le fait que dans le premier cas, ça a été une révolte purement politique, sans slogans ou revendications sociales, mais avec l’idée d’une démocratie représentative et/ou un attachement à l’identité religieuse, et que dans le second, ça a été une protestation sociale avec des éléments de « démocratie directe » est le plus souvent ignoré. De leur côté, les libéraux ont accueilli favorablement le renversement des régimes autoritaires dans le monde arabe, mais ils ont une position nettement négative vis-à-vis de la contestation sociale aux Etats-Unis et en Europe. Les staliniens ont salué les changements en Tunisie et en Egypte, mais dès qu’on en est arrivé à la protestation contre les régimes en Libye et en Syrie, leur position est devenue très négative...
Un petit groupe de personnes (quelques dizaines de militants) ont essayé d’organiser quelque chose de semblable aux initiatives du 15 mai et d’Occupy. A l’été 2011, ils se sont réunis quotidiennement sur les places centrales de plusieurs villes (en particulier à Moscou et à Saint-Pétersbourg) pour faire « l’Assemblée », pour discuter des problèmes publics et sociaux et pour se solidariser avec le mouvement en Espagne. Malheureusement, ils ont été peu nombreux : en fait, une variété de militants anarchistes et gauchistes. Les gens non-politisées « ordinaires » étaient quasi-absents. Nos militants à Moscou ont pris part à ces assemblées, et nous avons informé les participants de ce qui se passe dans le mouvement du 15 mai en Espagne et dans le monde. Plus tard, certaines personnes des « assemblées » ont établi leurs propres contacts avec le mouvement européen, quelqu’un est même allé en Espagne en juillet. Puis tout s’est réduit à néant. À l’automne, on a essayé d’organiser la version russe du mouvement international Occupy : les militants de Moscou se sont appelés « l’Assemblée de Moscou ». Leur nombre est également faible, et les gens « ordinaires », non-politisées en sont aussi presque absents. Les participants se sont impliqués dans les manifestations de décembre, mais ils ont, à mon avis, échoué jusqu’ici à se démarquer d’une approche purement politicienne à visée électoraliste.
L’extrême droite est une mouvance importante en Russie : pensez-vous qu’elle puisse peser sur l’avenir du pays en profitant des tensions sociales ? Peut-elle véritablement constituer un recours auprès du plus grand nombre dans le contexte actuel de crises profondes ?
A.F. : A ce jour, on ne peut pas dire que les groupes d’extrême droite comme tels soient forts en Russie. Ce qui domine, c’est un soi-disant « sentiment nationaliste modéré ». Les manifestations nationalistes du 11 décembre à Moscou et à Saint-Pétersbourg prouvent ce fait : elles n’ont rassemblé que quelques centaines de personnes. Une autre chose est que dans les conditions d’une crise économique et sociale profonde, le nationalisme modéré se radicalisera. L’idée d’un gouvernement national fort est assez attrayante pour beaucoup de Russes qui rêvent du retour de l’ancienne puissance impériale depuis l’époque soviétique.
D.R. : Jusqu’à présent, les espoirs de démocratisation du système politique prévalent parmi les participants des récentes manifestations anti-poutinistes. On peut les caractériser en principe comme « libérales ». Mais nous devons prendre en considération que seule une minorité de la population participe aux manifestations. Le KPRF (le plus grand parti de l’opposition) est resté quelque temps en dehors des manifestations, et c’est seulement après que son chef Ziouganov a décidé de prendre la parole lors d’une réunion de l’opposition unie. De leur côté, les nationalistes, y compris les dirigeants du « Mouvement contre l’immigration illégale » (DPNI), d’extrême droite, sont activement impliqués dans la coalition des forces politiques qui organise les manifestations anti-poutinistes. Ce mouvement est un centre d’attraction aussi pour les forces ouvertement fascistes.
Pour l’instant, les dirigeants d’extrême droite se positionnent comme nationalistes « modérés » et « libéraux ». Mais il est clair que si l’opposition unie renverse Poutine et Medvedev, une lutte acharnée pour le pouvoir commencera. Il y aura une polarisation des forces. Et puis les nationalistes seront en mesure de s’exprimer plus ouvertement et radicalement. En Russie, il n’existe pas un seul parti nationaliste fort, mais il y a un grand nombre de factions radicales et « modérées » de cette sorte.
V.D. : Le fait est que le nationalisme radical organisé de type fasciste, c’est juste la pointe de l’iceberg. Il y a un certain nombre d’intellectuels, ainsi que des groupes militants et skinheads néo-nazis qui tuent les travailleurs migrants et anti-fascistes. Mais le nationalisme dans le pays est répandu beaucoup plus largement. Il a existé pendant le règne du Parti communiste, et il a surtout augmenté après l’effondrement de l’Union soviétique, quand une sorte de « syndrome de Weimar » (un sentiment d’« humiliation nationale » en raison de la défaite dans la « guerre froide » et de la déchéance du pays de son statut de grande puissance) s’est emparé de larges segments de la population. Le désastre social provoqué par l’adoption du modèle néo-libéral du capitalisme est devenu une base favorable à la recherche de boucs émissaires et au détournement du mécontentement social vers les préjugés ethniques. La jeunesse est particulièrement gravement contaminée par ces sentiments : une jeunesse qui a grandi sous le régime de Poutine, qui lui-même s’appuie sur un discours nationaliste, patriotique, anti-américain et anti-occidental.
Le nationalisme russe a été renforcé par la guerre coloniale en Tchétchénie, et les restrictions policières contre les gens du Caucase sous prétexte de « lutte contre le terrorisme ». Le gouvernement a encouragé certains des groupes pro-fascistes (comme l`Image russe). Dans les médias, il y a une campagne constante contre le « crime ethnique », etc. Malheureusement, beaucoup de ceux qui se considèrent « de gauche » et même « anti-fascistes » sont aussi infectés par le nationalisme et le patriotisme sous telle ou telle forme. Tout cela a créé un contexte très malsain dans lequel le nationalisme est presque devenu un consensus politique. Même beaucoup de leaders populaires des libéraux (par exemple, Navalny, l’idole des protestations en décembre) se laissent aller à des déclarations nationalistes, ou même participent aux marches néo-fascistes (« Marches russes »).
Les élections présidentielles sont prévues en mars prochain. Pensez-vous qu’elles puissent être l’occasion d’un « printemps russe », et quelles perspectives lui donneriez-vous ? En tant que militants, quels sont vos principaux axes de travail actuels ?
A.F. : Je ne pense pas qu’on puisse parler de quelque « printemps » que ce soit en Russie, ni en termes de révolutions de 1848, ni en termes d’événements en Afrique du Nord en 2011. Le pouvoir a encore la situation bien en main, et Poutine, l’actuel Premier ministre (et président potentiel) peut se permettre de faire la proposition d’équiper tous les bureaux de vote de webcams pour retransmettre tout ce qu’y s’y passe via internet. De toute évidence, c’est là un geste purement démagogique, de la poudre aux yeux, mais je ne pense pas que cela soit du pur bluff. Oui, les autorités en Russie craignent la révolution, mais c’est vraiment un fantasme, parce que les autorités n’ont pas de vraies causes pour fonder ces craintes. Leur situation est encore stable.
Donc, si tous les derniers développements, ainsi que la prochaine élection présidentielle peuvent avoir quelques graves conséquences en termes de changements dans la structure politique de la Russie, alors les événements peuvent stimuler une certaine « fascisation » des hauts échelons du pouvoir : l’imposition d’une dictature semi-fasciste ou néo-fasciste ouverte avec une économie ouvertement néo-libérale. L’économie comme au début des années 1990, mais avec absence complète (ou restriction rapide) de toute forme de libertés. Nous pensons à un scénario plus ou moins à la Pinochet.
Quant à moi et à mes camarades, anarchistes et anarcho-syndicalistes, nous faisons dans la mesure de nos forces et capacités un travail de diffusion de notre analyse de la situation. Nous essayons de porter le débat sur les terrains social et économique plutôt que sur le terrain politicien.
D.R.: Bien sûr, les militants des partis d’opposition aspirent à des développements dans le sens d’un changement de pouvoir. Les organisateurs des manifestations de décembre 2011 et de janvier 2012 ne dissimulent pas leurs intentions. Mais je ne suis pas sûr que tout se passe selon ce scénario.
Tout d’abord, les dirigeants du clan au pouvoir font aujourd’hui mine de faire quelques « concessions » à la population insatisfaite. Il s’agit notamment des promesses de contrôler tous les bureaux de vote avec des webcams, de réintroduire le principe de pluralité des listes de parti et de candidats individuels aux élections de districts, d’abaisser le seuil donnant droit à des élus de 7 à 5%, de revenir à l’élection des chefs des administrations régionales (1). Un certain nombre de candidats de l’opposition (les dirigeants du KPRF Ziouganov, et de Russie juste Serguei Mironov) disent qu’ils se considèrent seulement comme « leaders de transition » qui assureront les changements et les nouvelles élections démocratiques et ensuite démissionneront. Mais il convient de noter qu’aucun des leaders de l’opposition ne remet en question le document qui a légitimé la création d’un régime autoritaire en Russie, la Constitution de Boris Eltsine de 1993. C’est ce document qui a fourni au président un pouvoir quasi incontrôlé, en transformant le Parlement en chambre d’enregistrement. Aucune des manifestations n’a mis en avant le slogan de l’abolition de cette Constitution. Ainsi, tout est réduit à la seule question de l’élection des « autres leaders ». Il est improbable que nous puissions parler d’une « révolution démocratique » en Russie. Lors des manifestations, il n’y a pas de slogans sociaux. De ce point de vue, dans une certaine mesure, nous observons une répétition du scénario égyptien. Rappelons que sur la place Tahrir, il n’y avait pas de forces susceptibles de contraindre Moubarak à faire des concessions sociales et économiques, et non pas « politiques ». Et c’est bien dommage ! En effet, il aurait sans doute été plus facile de les obtenir d’un régime affaibli que de la junte militaire qui l’a remplacé, et plus encore du gouvernement légitimement élu des Frères musulmans.
Nous, de la Confédération des anarcho-syndicalistes révolutionnaires (KRAS-AIT), avons distribué lors de manifestations de décembre des centaines de tracts appelant les participants à la lutte contre les réformes néo-libérales. Nous, anarcho-syndicalistes, soulignons que la lutte pour les intérêts sociaux et les droits civiques des travailleurs est un combat beaucoup plus important que pour le changement de pouvoir. L’arrivée au Kremlin d’opposants à Poutine, y compris de politiciens libéraux qui dirigeraient une coalition des forces d’opposition, signifierait seulement la poursuite des réformes néo-libérales. Il faut être conscient de cela et ne pas devenir un instrument dans les luttes de pouvoir entre des forces politiques nuisibles pour l’anarchisme et les véritables intérêts des travailleurs.
V.D. : Nous disons dans notre tract, que le fait que telle ou telle clique forme un gouvernement nous est égal, nous voulons vivre mieux. Nous n’avons pas besoin d’« élections justes » dans lesquelles les « poutinistes », les « libéraux », les soi-disant « rouges » et les « bruns » luttent pour la possibilité de nous exploiter. Nous voulons une vie décente ! Par conséquent, nous pensons qu’on doit exiger de chaque gouvernement russe l’accomplissement d’une série de revendications sociales : de garantir de réels droits de réunion, de manifestation, de grève et d’activité syndicale ; d’annuler les réformes économiques néolibérales ; d’abolir la loi contre « l’extrémisme » ; d’augmenter les salaires jusqu’au niveau européen moyen ; d’indexer la hausse des salaires sur la hausse des prix ; de garantir une durée de travail de six heures par jour et cinq jours par semaine maximum sans réduire les salaires ; de réduire et de geler les prix des biens et services de base ; d’interdire les licenciements sans le consentement de la main-d’œuvre ; de garantir les services médicaux, l’éducation, les transports publics et services publics gratuits. Nous pensons que tout gouvernement qui n’accepte pas ces exigences doit partir immédiatement ! Le gouvernement et l’opposition, qu’ils s’en aillent tous ! Nous ne pensons pas que la démocratie représentative avec ses élections, présidents, gouvernements et Doumas peuvent résoudre nos problèmes. Ils n’ont pas le droit de décider et de parler pour nous. Ce n’est que dans un système d’autogestion générale (ou de « démocratie directe », comme on dit parfois) dans les lieux de résidence, de travail et d’étude, que nous pouvons tous devenir maîtres de notre destin.
C’est de cela que nous essayons de convaincre la population active du pays. Mais nous comprenons que le chemin vers la conscience de la nécessité de telles actions par la population en Russie est encore très très long.
[1] Les élections actuelles se déroulent sur la base d’un système de listes présentées par les partis. La reforme proposée réintroduit un système mixte : la moitié des députes doivent être élus sur la base des listes des partis et l’autre moitie comme candidats individuels déclarés dans les districts électoraux.
Propos recueillis le 25 janvier 2012 par le collectif Lieux Communs.
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